1-Autour du tombeau : (1)
« Le tombeau de Qassim
Précédé de l’index des tribulations
Suivi du paradis des erreurs »
Abdulkarim Hassan
Le titre triplement évocateur retient l’attention. Il signifie par la graphie beaucoup plus qu’à travers la lecture.
La lecture, j’entends celle qui déclame, risque de passer sur « le tombeau » -situé selon les deux successions, narrative et logique, entre les tribulations et le paradis- sans marquer ni remarquer l’importance que l’écriture accorde à celui-ci en le plaçant en début de titre.
« Le tombeau de Qassim » en tant que graphème invite à croire qu’il intitule la totalité du livre -« kitab » en arabe. Par « kitab » nous entendons le « maktoub » -nom du patient dérivé du verbe « kataba », écrire- l’écrit au degré zéro, c’est à dire les « souhof majmou’ah », les feuillets assemblés, selon la définition du« Lisan al ‘arab » - dictionnaire et langue des arabes, le titre de ce dictionnaire à prétention exhaustive renvoie en effet aux deux signifiés à la fois.
A examiner le graphème de plus près, « le tombeau » se réinscrit dans la totalité du titre. Il paraît sous un jour nouveau : porteur d’une autre intention, celle d’intituler une partie de l’écrit, non sa totalité. Le tombeau écrit vise cette ambiguïté, ce supplément que porte l’écriture, avec lequel elle enrichit l’écrit, y supplée à un manque, renverse l’ordre de ce à quoi elle supplée et le remplace parfois.
La graphie qui procède par gros caractères dans la première ligne, rapetisses dans les lignes deux et trois, ce faisant, elle donne le « tombeau de Qassim » comme intitulant la totalité du livre, mais sa partie médiane aussi et dans le même temps.
Nous reviendrons au tombeau.
Quant à « l’index » des tribulations qui précède la tombe, « fihris » dans le texte arabe, il en est dit dans « la langue des arabes » (lisan al ‘arab, titre surdéterminé du dictionnaire) qu’il est « un supplément placé au début d’un livre, dans lequel sont cités ce que contient le livre comme sujets, personnages connus, chapitres ou parties classées selon un ordre donné » ; le mot « fihris » est emprunté au persan.
Les « tribulations » se présentent dans le texte, classées de 1 à 158. Nous ne devancerons pas l’analyse en posant le problème de la classification des « tribulations » dans le texte ni de l’ordre selon lequel elle a été faite. Nous faisons cependant remarquer que les tribulations précèdent le tombeau qui sépare celles-ci du paradis, « al jannah » en arabe.
Voyons ce qu’il en est du paradis, « al jannah » dans le texte arabe.
« Al jannah -le paradis- est la demeure des délices dans l’arrière monde » ainsi la définit « al lisaan », « la langue » (sous-entendu, celle des arabes). Tels sont aussi les sèmes qu’évoque ce signifiant chez le lecteur.
Sommes-nous pris au piège – Qassim nous y a-t-il conduit ?- du discours théologique qui essaie de réinvestir un domaine qui l’a marginalisé -la poésie-, en investissant un texte pour s’y centrer sous forme de structure qui le génère, celle constituée par les relations qu’entretiennent les uns avec les autres les tribulations, la tombe et le paradis.
Le paradis, « al jannah » est cependant « jannatou akhta-in », un paradis d’erreurs et/ou de péchés.
« Al akhtaa » est le pluriel à la fois de «al khata-ou » et de «al khit-ou » ; «al khit-ou » signifie « le péché ou le péché prémédité » quant à « al khat-ou » qui est dit aussi « al khataa-ou », il renvoie à l’action qui n’a pas été prédéterminée et signifie le contraire de « al sawaab », de ce qui est juste. Il est dit dans le « hadith », la tradition orale du prophète : « sont pardonnés à ma communauté l’erreur et l’oubli ».
Le paradis, « al jannah » -qu’il soit « jannatou akhta-in », avec « akhtaa » comme pluriel de « khit-oun » péché, ou « jannatou akhtaa-in » avec « akhtaa » comme pluriel de « khta-oun », erreur- est -à cause du génitif- dépourvu dans les deux cas de tout rapport avec l’au-delà. L’erreur et le péché font descendre le paradis dans l’ici-bas et le transforment en « verger planté de palmiers et d’arbres » c’est à dire en « une terre plantée d’arbres fruitiers, ou (en) des palmiers entourés d’une clôture, ou (en) un jardinet planté de palmiers éloignés les uns des autres entre lesquels on peut pratiquer une culture quelconque », selon –toujours- la définition du « lisaan ».
Le paradis des erreurs/des péchés, « Jannatou al akhtaa », est donc cet espace clos -parce que clôturé- où abondent les erreurs, « al khit-ou », où poussent et fructifient les péchés, « al khata-ou ». C’est la demeure des délices où l’individu se délecte de ses erreurs et de ses péchés.
Nous reviendrons au paradis.
Le titre dit : « tombeau de Qassim, précédé de l’index des tribulations suivi du paradis des erreurs/péchés » ; nous lisons dans l’ordre selon lequel le tombeau succède aux tribulations puis le paradis à celui-ci une relation de cause à effet. Rappelons à ce propos que dans le rêve « la causation est représentée par une succession : soit succession de rêves soit transformation immédiate d’une image en une autre » (interprétation des rêves p 272).
Il va de soit que nous ne procédons pas ici à l’analyse d’un rêve mais à celle du titre d’un livre écrit par un poète, mais prosateur aussi. Le rêve et ce texte de trois lignes ont cependant ce ci en commun : tous deux ont opté pour l’image comme moyen d’expression ; ce qui autorise une lecture du titre du type : les tribulations sont la cause du tombeau de Qassim qui à son tour est la cause du paradis des péchés/erreurs.
Que le « qabr » -tombeau- signifie l’action de mettre au tombeau, d’ensevelir-« dafana » en arabe- ou qu’il signifie le lieu dans lequel on ensevelit le mort –la forme morphologique « qabr » étant à la fois celle du nom verbal et du substantif ; le verbe « dafana » -ensevelir- signifie dans les deux cas « cacher, dérober aux regards ; de là enterrer, ensevelir » (cf Kazimirski -qui suit le « lisaan »- à « dafana »).
Au bout de ses « tribulations », Qassim se serait cache, il se serait dérobé aux regards pour se délecter de ses erreurs/péchés ?
Au bouts de ses « tribulations, Qassim « s’en serait allé toujours devant soi, sans s’écarter à gauche ou à droite » -un autre sens de l’arabe « dafana » ?
« Le tombeau de Qassim » intitule la totalité du LIVRE, je veux dire les trois livres qui constituent le LIVRE, mais il intitule aussi et en même temps le second des trois livres.
En tant que titre du livre dans sa totalité, il dit : voici le tombeau de Qassim. Il pointe ce faisant vers la totalité du livre, dirigeant nos regards vers où se trouve Qassim qui « s’est caché et s’est dérobé aux regards ». Il dit, implicitement du moins, que Qassim est présent tout au long du texte tripartite ayant dans chacune de ses parties ses manifestations qui le cachent et le dérobent aux regards.
Nous reviendrons au tombeau en tant qu’il intitule le livre médian, celui précédé de « l’index des tribulations » et suivi par le « paradis des erreurs/péchés » ; nous y reviendrons pour l’interroger sur ce « lieu où Qassim est enseveli/s’est enseveli, s’est caché et s’est dérobé aux regards, pour nous demander où se trouve ce lieu et de quelle nature il est.
2- Devant la porte du tombeau :
« Silence.
On dirait Ibn Manzour en train de commettre son péché mortel
Quand il passait sa vie à aiguiser la « langue des arabes »
Et à fourbir pour eux la langue. »
Le silence qui nous accueille à la porte du tombeau, du livre dans sa totalité alors que nous y pénétrons à la recherche de Qassim qui se cache dans ses manifestations, sourd de la tombe et se déploie alentour parce que l’émule de Ibn Manzour, Qassim l’écrivain –écrivain au degré zéro- s’y livre à son péché mortel : aiguiser la langue des arabes, non pas le dictionnaire mais la langue arabe dont le signifiant a été emprunté par un autre référant, le dictionnaire du même nom- et polit la langue pour eux.
L’aiguise-t-il ; la voici à son tour pierre à aiguiser/aiguisoir de l’entendement qui affine celui-ci.
La polit-il ; il la montre mangée de rouille puis lui redonne un lustre que l’usage a terni.
Le péché mortel de Qassim est l’écriture aiguisée qui aiguise. Qassim l’ayant affûté, elle défie toutes et tous à part ceux qui s’en remettent à elle pour aiguiser leur entendement…d’où les tribulations du lecteur pris a son tour par les tribulations de Qassim en refaisant son chemin de la passion.
Le péché de Qassim est aussi l’écriture polie, fourbie, lissée, porteuse du risque de faire glisser et de faire patiner, celle dans laquelle le lecteur ne trouve point d’aspérités aux quelles s’accrocher ni de points d’appui.
Son péché est l’écriture dense/massive « qui fait solide » –« mousmatah » en arabe, l’adjectif est dérivé du verbe « samata » qui signifie se taire, réduire au silence, le silence que nous avons vu régner devant le tombeau et se déployer au dedans, l’écriture compacte –« moudmajah » en arabe, l’adjectif est synonyme de « mousmatah », il est dérivé du verbe « admaja » qui appliqué à l’écriture signifie à la fois faire des belles phrases et rendre le propos obscur, incompréhensible –comme si Qassim se cachait dans l’écriture et se voilait avec l’écriture. Quant à l’adjectif « mousmat », il est dit de ce qui est solide, massif, sans fissures par lesquelles on peut l’y pénétrer.
Nous n’émettons point ici de jugement de valeur sur la poésie de Qassim. Nous ne faisons que déployer les sèmes à la fois nucléaires et contextuels propres aux deux verbes « shahatha »/ aiguiser, et « saqala »/polir.
Le tombeau de Qassim est double. Il est le livre au quel nous a conduit la première ligne du titre écrite en caractères plus gros que ceux des deux lignes qui lui succèdent ; une graphie qui éclaire cette ligne d’une lumière éblouissante rendant le regard aveugle à ce qui lui succède, faisant qu’on puisse y lire « ce ci est le tombeau de Qassim » en faisant apparaître en surface le sujet de la phrase nominale, occulté par les transformations de la structure profonde.
Le tombeau de Qassim -titre du second livre constitué de la totalité du texte- est ce tombeau dans lequel Qassim, au bout de ses tribulations, s’est caché, s’est dérobé aux regards afin de se délecter de ses péchés. C’est le péché mortel de Qassim qui nous y conduit, cette « khati-ah » ce péché qu’il commet dans un silence qui ne règne aussi parfait qu’à l’intérieur des tombeaux. « Al khat-ah » est synonyme de « al khti-ou » et a pour pluriel « khataayaa ».
Qassim caché, dérobé aux regards se délecte de péchés ; et Qassim dans lesilence-tombeau, le silence de l’exergue, se délecte d’écriture.
Ecrire est donc le tombeau de Qassim, écrire est le voile de qassim qu’il prend pour se cacher, Ecrire est ce dans quoi il se dérobe aux regards, son ensevelissement et son suaire ; après les tribulations, il s’y réfugie tombeau et paradis à la fois.
Le double tombeau de Qassim est l’écriture en tant que pratique, mais aussi le livre en tant qu’écrit. Dans la première sont son malheur et son bonheur, et dans le second sont les masques derrière lesquels il se dérobe aux regards de ceux à qui le ciel n’a pas fait don de la grâce des péchés.
Nous avons franchi la porte du tombeau, nous voici à l’intérieur du tombeau pour nous frayer un chemin dans le livre, chemin qui nous mènera à l’écriture.
Abdulkarim Hassan
( Traduction : Samira Ben Ammou, in Thaqafat No 4)
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